Dynamisme et potentiels de la filière lait local en Afrique de l’Ouest
Peu soutenue, la filière lait local ouest-africaine a réussi l’exploit d’augmenter de plus de 50% sa production en 15 ans. Par ailleurs seule 2% de la production est collectée. Entre le potentiel de lait à collecter et le dynamisme de la production, la filière lait local peut fortement réduire la dépendance de la région face aux importations, venant principalement d’Europe. Cette situation et la mobilisation des 3 principales organisations paysannes de la région (Apess, RBM et Roppa) ont conduit la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) à lancer une « offensive lait » pour soutenir le développement de la filière locale, dont la stratégie et le premier Programme Prioritaire d’Investissements ont été validés par les acteurs de la Task Force de cette Offensive Un des objectifs est de porter la collecte de lait local à 25% de la production d’ici 2030.
Une contrainte majeure : la concurrence des importations, principalement européennes
La filière lait local doit faire face à de multiples contraintes : changements climatiques, conséquences économiques de la COVID 19, faible soutien des Etats, violence et instabilité politique dans certaines zones de production…
Mais l’Union européenne (UE) aggrave cette situation en exportant des produits laitiers en-dessous de leurs coûts de production, le taux de dumping moyen ayant atteint 20,8 % en 2016 (équivalentlitre). Par ailleurs, alors que les droits de douane sur les importations sont très faibles (5% sur les sacs de plus de 25 kilos de lait et crème de lait en poudre, par exemple), l’UE pousse à la conclusion d’un accord de partenariat économique (APE) avec l’Afrique de l’Ouest qui supprimerait ces droits. Si l’accord régional n’a pas abouti, 2 APE intérimaires ont cependant été ratifiés avec le Ghana et la Côte d’Ivoire, prévoyant de libéraliser totalement l’importation de certaines poudres de lait d’ici 2021. Cela devrait conduire à une réexportation de ces poudres vers les pays non-signataires de cet accord, notamment les pays sahéliens, grands producteurs de lait.
En outre, depuis plusieurs années, l’UE exporte un mélange de lait en poudre écrémé et de matières grasses végétales (généralement de l’huile de palme). Ce produit est vendu à un prix inférieur d’au moins 30% par rapport au lait local. En 2018, l’Afrique de l’Ouest a importé 276 892 tonnes de ce mélange, soit 24 % de plus qu’en 2016, et 234 % de plus qu’en 2008. En 2018, 74,9 % des exportations UE de poudres de lait et de mélanges vers l’Afrique de l’Ouest ont consisté en mélange poudre de lait écrémé et de matière grasse végétale.
La cohérence des politiques avec le développement : une obligation inscrite dans les traités européens
L’article 208 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne indique que : « L’objectif principal de la politique de l’Union (dans le domaine de la coopération au développement) est la réduction et, à terme, l’éradication de la pauvreté. L’Union tient compte des objectifs de la coopération au développement dans la mise en œuvre des politiques qui sont susceptibles d’affecter les pays en développement », dont la politique européenne de promotion agricole. La réalisation des objectifs de développement durable et des droits humains sont au cœur de sa politique de développement.
Le projet du Cniel de promotion des produits laitiers en Afrique (février 2019 – janvier 2022)
Le marché africain est très convoité, notamment par les multinationales européennes. Emmanuel Faber, PDG de Danone déclarait : « L’Afrique est le continent de demain. Nous investissons aujourd’hui sur ce continent comme nous l’avons fait en Asie il y a 15 ans ».
Eucolait, qui regroupe les exportateurs européens de produits laitiers, partage cette analyse et ajoute : « la politique commerciale de l’UE est sur la bonne voie : tous les accords de libre-échange (…) soutiennent nos exportations de produits laitiers, le secteur laitier européen a un intérêt offensif ».
Eucolait, dans sa « wishlist » adressée à l’UE, demande « plus de ressources dédiées à la résolution des questions d’accès aux marchés ».
À propos de l’agriculture ivoirienne, le président du Medef (organisation patronale française) déclarait qu’elle représentait « un eldorado pour l’agroalimentaire français... La stratégie reste de chasser en meute et d’installer durablement des filiales d’entreprises françaises ».
C’est dans ce contexte qu’en octobre 2018, la Commission européenne a décidé de financer le projet du Cniel (Centre national interprofessionnel de l’économie laitière) visant à accroître les parts de marché des produits laitiers français dans 4 pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre, la première cible étant le Sénégal. Il s’agit d’un budget considérable au regard des moyens dont dispose la filière lait local de ces pays : 1 913 243 € sur 3 ans cofinancé à 80% par l’UE, 35% de cette somme étant consacrée au marché sénégalais. Rappelons que le Sénégal fait partie des PMA (Pays les moins avancés, c’est-àdire les plus pauvres de la planète).
Pour élaborer ce projet, le Cniel a piloté une étude pour chaque pays, réalisées par 2 organismes publics français : Business France et FranceAgriMer. A aucun moment l’impact de la promotion des produits français sur l’agriculture des pays ciblés n’est évoqué, pas plus qu’une concertation avec les représentants de la filière lait local. Au contraire, l’étude « potentiel des produits laitiers français au Sénégal » (juin 2018) considère comme une menace tout ce qui relève du développement de la filière lait local (partie 4.1 du rapport : analyse « SWOT »).
SWOT : Crème
Menace :
• « Structuration de la filière locale et augmentation du nombre d’acteurs qui peuvent à terme proposer de la crème fraiche (ex : SAPROLAIT) ».
SWOT : Fromages
Menaces :
• « Tentatives de production locale de fromages frais.
• Production locale de labneh ».
SWOT : Lait
Menaces :
• « Lobby des acteurs locaux pour l’augmentation des douanes à l’import (5ème bande du TEC).
• Concurrence locale importante de lait UHT (Candia) et structuration de la filière pour renforcer l’offre de lait frais ».
SWOT : Ultra-frais (crème dessert, yaourts, yaourts thermisés, boissons lactées)
Menaces :
• « De nombreux acteurs locaux produisent des yaourts à un prix moins élevé et avec des circuits de distribution dans tout le pays.
• Les marques locales sont connues et fortes.
• Des mini-laiteries produisent le lait caillé localement, très apprécié ».
Si ce rapport reconnaît les réalisations et capacités de la filière lait local au Sénégal, celles-ci sont entravées sur un marché local en plein développement, à cause de la concurrence des produits européens importés. Ce rapport est donc surtout une illustration de l’incohérence avec le développement de certains financements de la Commission, dans le cadre de sa politique de promotion agricole : les politiques européennes doivent contribuer ou, au moins, ne pas nuire au développement des pays du Sud.
Un enjeu commun : la souveraineté alimentaire de l’Afrique de l’Ouest et de l’UE
« Un pays, un continent qui ne peut pas s’autoalimenter, d’un point de vue géostratégique, est un pays, voire un continent, en voie de perdition parce que dépendant de la volonté des autres. Moi je ne veux pas d’une Europe qui dépend de la volonté des autres… » affirmait le Président de la Commission européenne, le 6 décembre 2016.
"Déléguer notre alimentation (…) à d’autres est une folie", déclarait le Président de la République française, le 12 mars 2020.
L’Europe, elle-même à la recherche d’un système alimentaire autonome et résilient au travers de sa stratégie « De la ferme à la table », doit également promouvoir et respecter la souveraineté alimentaire des pays de l’Afrique de l’Ouest, afin qu’ils ne dépendent pas de « la volonté des autres ».
Recommandations
Les acteurs de la filière lait local du Burkina Faso, du Mali, de Mauritanie, du Niger, du Sénégal et du Tchad se sont regroupés au sein de la campagne « Mon lait est local » et sont soutenus en Europe par la campagne « N’exportons pas nos problèmes ». Ils formulent les recommandations suivantes :
1 - Les exportations européennes peuvent compléter l’offre locale lorsqu’elle est insuffisante mais ne doivent en aucun cas nuire à son développement. Les financements du programme de promotion agricole ne doivent concerner que des produits dont l’exportation n’est pas susceptible de nuire aux productions locales.
2 - Préambule du règlement de 2014, évalué dans le cadre de cette consultation publique : ajouter parmi les « considérants » les références suivantes :
- L’article 208 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne relatif à l’obligation de cohérence des politiques européennes avec le développement, c’est-à-dire la réalisation des objectifs de développement durable et des droits humains, conformément au consensus européen pour le développement ;
- La stratégie agricole Europe - Afrique : "Les parties coopèrent pour améliorer la production animale durable, améliorer le pastoralisme et la transhumance transfrontalière, développer les chaînes de valeur de l’élevage, notamment en renforçant la capacité des organisations professionnelles, et soutenir la transformation, la conservation, le commerce et le développement de produits animaux tels que le cuir, le lait et la viande en vue d’un développement socio-économique et d’une croissance inclusive écologiquement durables et résiliente au climat" (chapitre 2, article 2 du Protocole régional pour l’Afrique) ;
- Le Green Deal (stratégie « De la ferme à la table ») : « L’UE mettra l’accent, dans sa coopération internationale, sur (…) des chaînes de valeur inclusives et équitables ; une alimentation et des régimes alimentaires sains ; la prévention des crises alimentaires et la réaction à celles-ci, notamment dans des contextes fragiles ; (…) ainsi que la durabilité de ses actions humanitaires et de développement coordonnées.
3 - Demandes de financement : chaque demande sera accompagnée d’une étude analysant les impacts de la promotion des exportations sur les filières locales. Elle inclura une concertation avec les organisations paysannes nationales représentatives et autres acteurs des filières locales (centres de collecte et transformateurs de produits locaux…). Un compte-rendu validé